Selon les experts d'Ostrum AM, la baisse du dollar depuis le début de l’année, combinée à des niveaux d'endettement relativement plus faibles que ceux des pays développés, pourrait contribuer à l'émancipation économique et financière des pays émergents au cours des prochaines années.
Alors que l'hégémonie américaine est de plus en plus contestée par la Chine, le retour de Donald Trump à la Maison Blanche est-il en train d’accélérer la recomposition de l'ordre mondial ? Le débat est alimenté par la dépréciation du dollar américain, symbole depuis des décennies de cette hégémonie, ainsi que par la recherche d'une diversification internationale des investisseurs hors des actifs américains1 depuis la mise en œuvre des politiques fiscales, budgétaires et commerciales de l'administration Trump en 2025.
Dans quelle mesure le statut du dollar en tant que monnaie de référence et actif sans risque est-il menacé, ces deux attributs du billet vert ayant été remis en cause ces derniers mois ? Et quel sera l'impact sur le long terme de la politique tarifaire de Donald Trump, dans un contexte de déficit public américain proche de 7 %2 et de ralentissement de la croissance américaine3 ?
Clothilde Malaussène, gestionnaire de portefeuille senior, dette émergente et devises chez Ostrum Asset Management, déclare : « Avec le ralentissement de la croissance américaine et la baisse des taux d'intérêt par la Fed, le différentiel de croissance et de taux avec le reste du monde devrait continuer à se réduire, ce qui pèse sur le dollar. La politique tarifaire américaine et la grande incertitude quant à son impact final sur la croissance américaine ont également un impact négatif sur le dollar.
Les institutions officielles, notamment les banques centrales asiatiques, diversifient leurs actifs. Quant aux investisseurs privés, ils font évoluer leur allocation d'actifs des États-Unis vers l'Europe ; ils augmentent également le ratio - historiquement bas- de couverture de leurs avoirs en dollars américains. Cette dédollarisation, si elle se poursuit, devrait profiter aux devises émergentes et à tous les actifs émergents. »
Les banques centrales désireuses de s'affranchir des contraintes du dollar se tournent vers un autre actif : l'or.
« Les réserves d'or détenues directement par les banques centrales dépassent désormais pour la première fois celles des bons du Trésor américain », observe Zouhoure Bousbih, stratégiste marchés émergents chez Ostrum AM. « La forte liquidité de l'or, seul actif non soumis à des sanctions internationales, offre aux banques centrales une plus grande marge de manœuvre dans leur politique, indépendamment des fluctuations du dollar. »
Parallèlement à cette dédollarisation, les transactions commerciales et les investissements directs étrangers (IDE) au sein du bloc des pays émergents (PE) s'intensifient. De plus, les IDE entre les pays occidentaux et les pays émergents ont chuté à 435 milliards de dollars en 2023, leur plus bas niveau depuis 20054.
« Le commerce au sein du bloc émergent est en hausse », explique Rushil Khanna, responsable des actions pour la région APAC chez Ostrum AM. « Et je pense que cette tendance va se poursuivre, surtout si l'on considère que 20 % du commerce mondial du pétrole s'effectue désormais dans une devise autre que le dollar américain. On constate également en Asie une augmentation des transactions transfrontalières en yuan. »
En 2024, la part des paiements transfrontaliers en yuan pour le commerce des marchandises a atteint 30 % selon le gouverneur de la PBoC. Mme Bousbih ajoute : « De plus, le pivot de la Chine vers l'Afrique, où la croissance des exportations chinoises dépassera celle des autres régions en 2025, devrait accélérer l'internationalisation du yuan. »
Au cœur de la transition énergétique et numérique
Les semi-conducteurs sont également au cœur des discussions sur les tensions commerciales. La technologie, pierre angulaire de la transition numérique, est un enjeu économique et stratégique majeur tant pour les États-Unis que pour la Chine.
La Chine a réussi à se rendre indispensable à ses partenaires commerciaux, en grande partie grâce à son quasi-monopole dans l'extraction et le raffinage des terres rares, les panneaux solaires, les véhicules électriques et les batteries. Elle est ainsi remontée dans la chaîne de valeur. La Chine refuse de se cantonner à la partie amont de cette industrie, où la valeur ajoutée est la plus faible.
M. Khanna estime que Taïwan (avec les semi-conducteurs TSMC) et la Corée du Sud sont également très bien placés pour tirer parti du développement de l'intelligence artificielle (IA), des centres de données, des véhicules électriques, des batteries et du stockage d'énergie.
HIl explique : « Une grande partie de la chaîne d'approvisionnement de l’IA se trouve à Taïwan et en Corée du Sud, qu'il s'agisse de TSMC, de la fabrication des fonderies de ces puces ou de la fabrication des batteries. La Chine et BYD sont des leaders du marché dans ce domaine, parties prenantes de l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement des véhicules électriques. Une grande partie des solutions de stockage de batteries dont le monde a besoin sont fabriquées en Asie.
« La demande en énergie qui croit de conserve avec le poids de l’IA dans nos usages constitue une évolution structurelle à long terme. Ces serveurs consomment tellement d'énergie qu'ils nécessitent un refroidissement constat. Une grande partie de la technologie de refroidissement liquide se trouve à Taïwan. »
Les fabricants chinois de puces électroniques cherchent à tripler leur production de processeurs d'IA l'an prochain5. Par ailleurs, la Chine, non contente de sa position dominante dans l'extraction et le raffinage des terres rares, continue de sécuriser ses approvisionnements mondiaux en minéraux en contractualisant avec des pays producteurs en Afrique6 et en Amérique latine7.
À bien des égards, le pays qui contrôle les terres rares devient incontournable dans la transition numérique, énergétique et environnementale.
Comme le souligne Mme Bousbih : « Les sols de nombreux pays émergents sont riches en terres rares telles que le nickel, le cobalt et le lithium, qui sont des matériaux essentiels pour les technologies émergentes et peuvent attirer les investissements étrangers en délocalisant une partie de leur production vers ces pays et en stimulant l'activité nationale. La restriction de l'accès aux terres rares peut être utilisée par la Chine comme un levier de négociation ou une mesure de rétorsion, comme ce fut le cas lorsque les États-Unis ont imposé une augmentation des droits de douane pour les importations chinoises. »
De plus, bien que le recours aux combustibles fossiles soit amené à baisser dans le temps, ils restent essentiels à la réussite d'une transition indéniablement énergivore. En effet, la transition énergétique présente toutes les caractéristiques d’un cercle vertueux pour la Chine : avec un mix énergétique où la part des énergies renouvelables et du nucléaire progresse, la Chine gagne en indépendance énergétique et réduit sa dépendance au dollar, se protégeant ainsi contre d'éventuels chocs pétroliers. Et moins elle importe de pétrole d'Arabie saoudite, moins cette dernière investit de pétrodollars dans les bons du Trésor américain.
L'Inde, quant à elle, fait le même pari en investissant massivement dans les énergies renouvelables. M. Khanna ajoute : « L'Inde souhaite produire 75 % de son énergie à partir de sources renouvelables au cours des deux prochaines décennies. D'énormes investissements dans les infrastructures énergétiques sont en cours dans ce domaine. »
Dette, développement et dollar
La croissance du PIB de certains marchés émergents est impressionnante, notamment en Chine, la seconde économie mondiale derrière les États-Unis8,9, et en Inde10. Cependant, si l'on considère le PIB par habitant, qui est un indicateur de développement, les marchés émergents sont depuis longtemps en retard par rapport aux pays développés, plombés en grande partie par la taille de leur population, en particulier la Chine.
À l'exception de la Chine, dont le vieillissement de la population peut être interprété comme un signe avancé de développement, la croissance démographique de nombreux pays émergents tels que le Vietnam, l'Indonésie, le Cambodge et le Laos soutient leur croissance économique.
Le secteur technologique, porté par la vague de la révolution numérique, peut également contribuer à accroître la productivité des pays émergents.
« L'Inde en est aujourd'hui au même stade de développement que la Chine il y a environ 15 ans », explique M. Khanna. « Si l'on regarde le PIB par habitant de l'Inde, il est actuellement d'environ 2 500 dollars – ou du moins il l'était à la fin de l'année 2022 – et nous prévoyons qu'il atteindra 5 000 dollars d'ici 2030, soit le double du PIB par habitant actuel, une augmentation qui aurait des conséquences majeures en termes de niveau de vie, de santé, d'éducation, de consommation, de retraite, de taux de pauvreté, etc. »
Si chaque pays émergent a ses propres spécificités, tous ont en commun leur volonté de s’affranchir du dollar. Le dollar les enferme tel un nœud coulant dans une relation de dépendance. Toute hausse des taux d'intérêt américains et toute appréciation du dollar augmentent mécaniquement le coût de la dette des pays émergents. La question brûlante est donc de savoir si les choses vont changer.
« Bien que leur niveau d'endettement ait augmenté depuis la crise du Covid, il reste nettement inférieur à celui des pays développés », explique Brigitte Le Bris, responsable des marchés obligataires mondiaux, des marchés émergents et des devises chez Ostrum AM. « Surtout, leur dette est de plus en plus libellée en monnaie locale et beaucoup moins en dollar. Cette dépendance réduite vis-à-vis du dollar leur permet de mieux résister à d'éventuelles crises exogènes. Par exemple, la récente tempête boursière sur les marchés liée à l'imposition par le président Trump de droits de douane a été d’une ampleur limitée et, surtout, très brève. »
Sébastien Thénard, gestionnaire de portefeuille senior, dette émergente chez Ostrum AM, ajoute : « Les banques centrales de ces pays ont, pour la plupart, suivi une politique orthodoxe, combattant ainsi l'inflation et créant un cercle vertueux : augmentation des réserves de change, réduction des déficits courants et donc renforcement des devises. Cela est particulièrement vrai pour le ratio entre les réserves de change des marchés émergents et la dette externe de court terme.
La plupart des pays émergents bénéficient d'une situation très confortable et d'un coussin très solide. Tout cela, combiné à des taux de croissance attractifs, a contribué à améliorer les indicateurs de risque de ces pays et donc à réduire les spreads de crédit. »
On peut soutenir que la combinaison de tous ces facteurs – la dépréciation du dollar américain, les politiques stratégiques de la Chine et de l'Inde et l'intensification des échanges commerciaux au sein des pays émergentes – laisse présager une érosion potentielle de la domination du dollar. Tous ces éléments mis bout à bout autorisent les pays émergents à continuer à cheminer vers une plus grande indépendance économique.
Toutefois, la marge de manœuvre dont disposent les pays émergents pour redéfinir l'équilibre du pouvoir économique mondial, renforcer leur résilience face aux crises et redéfinir leurs dépendances financières reste à déterminer.
Rédigé en août 2025